L’Heureux Abri à Momignies, une enclave de France en terre belge


Compte rendu de la conférence donnée le 21 février 2024 par Philippe Tabary


 

Habitant d’Ohain, la commune frontalière de Momignies, j’ai souvent entendu parler de « l’école des Frères », en référence à un bâtiment abandonné, suite notamment à un incendie. Ce bâtiment n’était pas, dans son allure générale, sans rappeler celui d’Estaimpuis, près de Roubaix, là aussi en proche frontière. Et j’ai souvent entendu les personnes âgées se plaindre amèrement que « le votage (sic ! ) a encore été faussé par les Frères ». De quoi susciter ma curiosité et mériter quelques recherches, avec l’aide précieuse du regretté échevin et ancien cadre de ces lieux, devenus « l’Heureux Abri », Paul Lapôtre, rencontré quelques jours avant son décès et qui m’a remis une documentation et confié des anecdotes et souvenirs éloquents.

D’abord, qui étaient ces Frères ? Il s’agissait des Frères des Écoles Chrétiennes, une congrégation enseignante fondée en 1680 par saint Jean-Baptiste de la Salle, des religieux non-prêtres se refusant à apprendre le latin pour échapper à toute nomination en paroisse et vouant leur vie à Dieu par l’éducation des jeunes. Comme tels, ils furent touchés directement par les lois interdisant les congrégations et chassés de France à l’époque des lois Combes. 1904 est en effet une année de combat laïque, avec l’interdiction des congrégations, et au premier chef des congrégations enseignantes, l’expulsion des moines et la fermeture de leurs établissements. L’un des épisodes demeurés célèbres en aura été l’expulsion des Chartreux. 1904, c’est aussi la fin de l’affaire Dreyfus, qui sera définitivement blanchi en 1906, ou encore la démission du ministre de la guerre, le général André, accusé de mettre en fiches les officiers catholiques. De fait, et malgré les efforts d’hommes comme l’abbé Lemire dans les Flandres, élu député en 1893, dans la mouvance du toast du cardinal Lavigerie (1890, mais à Alger ! ) l’Église de France reste arc-boutée sur son soutien à l’ancien Régime, ou en tout cas son opposition au régime républicain. D’où la multiplication des bras-de-fer sur la laïcisation de la société, le divorce, la messe de rentrée des tribunaux et des assemblées, les inventaires des églises, la laïcisation des cimetières, l’incinération.

Dans un contexte politiquement tendu entre « blocards » (dont localement le député Léon Pasqual) et « frocards », tout est prétexte à surenchères. La presse fait état régulièrement du « milliard des Chartreux » tandis que, à Rome, un nouveau Pape succède au conciliant Léon XIII, avec une ligne de conduite nettement conservatrice, qui conduira à une rupture des relations diplomatiques avec Paris le 30/07. 1904 est aussi une année d’élections locales à répétition (cantons, arrondissement, municipales) et la majorité de gauche à la Chambre dispose de 40 voix d’avance, plus promptes à se coaliser sur la laïcité que sur les avancées sociales, comme commence à le stigmatiser un certain Jean Jaurès. Dans ces conditions, les Frères ne sont pas pris au dépourvu : une brochure, « Souvenirs de Momignies », publiée en juillet 1961 par le Frère Arthème-Léonce confirme qu’au vu des menaces et des fermetures déjà intervenues (quelques dizaines les années précédentes), on est sur le qui-vive et que les chefs de la province rémoise (maison-mère de la congrégation) se sont réunis le 27 juillet 1901 pour envisager une possible réinstallation de leurs trois principales écoles (les Arts et Métiers qui iront à Erquelinnes ; le Pensionnat de la rue de Venise à Reims, qui va se fixer dans la botte du Hainaut belge et celui de Longuyon qui ira en terre luxembourgeoise.

Le choix de la Belgique pour cette réinstallation-refuge n’est que partiellement étonnant : le pays est géré depuis 1884 par une majorité catholique homogène, qui restera en place jusque 1916. Peut-être aussi y a-t-il eu la tentation de ne pas s’éloigner des familles ayant régné sur la France : le prince Napoléon d’une part, le duc de Guise d’autre part, y ont en effet élu domicile après la loi d’exil de 1886. Le surlendemain, un ami du pensionnat et un parent d’élève viennent prospecter à Momignies « le premier village sur la voie ferrée Anor-Chimay », une précision qui à l’époque a toute son importance. Et ils bénéficient spontanément de l’aide très active du curé local, l’abbé Laurent.

Si 1902, année électorale, se passe sans anicroche notoire, en 1903 en revanche « une crise d’anticléricalisme éclate ». « Il faut continuer les démarches en vue d’une parade à de mauvais coups » écrit Arthème-Léonce. Le 24/7, une rencontre stratégique est organisée à Hirson avec M. Lebon, convoqué discrètement pour faciliter le choix d’un lieu idoine. Un dîner est organisé à St-Michel, pour évoquer les démarches des sœurs d’Hirson en vue de trouver un refuge à Momignies. Le 26/7, M. Lebon fait part de la trouvaille d’une ancienne tannerie, dans un vallon, à l’Eau d’Anor, et le 31/7, le responsable provincial et le Directeur visitent les lieux incognito, avec M. Lebon. Peu après, le Directeur de St-Michel est chargé d’entrer en contact avec l’abbé Laurent et de lui insinuer l’idée de donner asile au pensionnat de Reims si la situation empire, ce que le prêtre « accepte avec empressement ». Pendant les vacances de 1902, les résistances organisées en Bretagne cette année d’élections législatives marquent par leur intensité un temps d’arrêt à ce que les « bien-pensants » stigmatisent comme « la nouvelle persécution scolaire ». Néanmoins, les Frères ne s’endorment pas sur cette apparente sécurité et, le 11 juin, mercredi de Quasimodo, le Directeur de Reims revient en compagnie d’un frère architecte pour faire le relevé de la tannerie et de la propriété.

Une humidité excessive le conduit à rechercher un autre emplacement ; sur les conseils du curé, on opte pour la propriété du Dr Demanet, dont une visite minutieuse et détaillée est organisée. Il s’agit d’une maison bourgeoise route d’Anor, flanquée d’un terrain de 3 ha. La bâtisse est à vendre et on décide de se porter acquéreur, pour occupation en octobre. Les négociations s’engagent et se précipitent : la propriétaire laisse un délai de quatre jours pour décision. Dans le même temps, les Frères des Écoles Chrétiennes de Nancy envisagent de s’installer sur la place de la petite cité belge, là où est toujours installée aujourd’hui une école des Sœurs. La course à l’emplacement bat son plein ! Avec une première question : où trouver l’argent, ou à défaut un prête-nom qui se porte acquéreur ? Le Directeur propose le Baron de T’Serclaes, une vieille famille étroitement attachée à l’histoire de Bruxelles : un gisant en façade de l’hôtel de ville rappelle le souvenir d’un des membres de cette auguste lignée. Une entrevue est demandée par télégramme et fixée au surlendemain au château de Brasschaat, près d’Anvers.

Le châtelain donne sa promesse, et ratifiera la vente quelques jours plus tard : les conditions d’achat sont promptement négociées, un contrat élaboré et le tout agréé aux vacances, la ratification par les autorités de l’Ordre intervenant dans la foulée et les baux étant signés fin septembre. On voit mal comment, spontanément et pour une somme nullement dérisoire, une telle personnalité, de surcroît si éloignée du lieu de la vente, se serait spontanément engagée, et pour un montant nullement dérisoire. Selon toute vraisemblance, ce descendant d’une illustre famille était l’agent, sans doute selon une stratégie mûrement élaborée, du clan catholique. La Belgique ne pouvait ouvertement s’engager dans semblables négociations, au risque de provoquer une réaction brutale de la France, à laquelle elle est alors liée étroitement pour protéger sa neutralité. Mais rien n’empêche ses ressortissants de s’engager à titre personnel, fût-ce au détriment des intérêts officiels de la République française. L’internationalisme est aussi de mise chez les catholiques ! Ainsi donc début octobre 1903, le Frère caissier et un autre Frère viennent prendre possession des lieux, après-vente de ceux-ci au Baron T’Serclaes par acte notarié en date du 22/10/1903 et bail de celui-ci en date du 14/01/1904 aux Frères de Tournai, Bettange et Reims-Momignies, qui restera l’appellation officielle de l’établissement tout au long de la période.

Sans plus tarder on commence à rassembler à Reims et à expédier livres, éléments du musée, lingerie et mobilier, des salles se vident et un frère entreprend même de peindre des tableaux représentant la place de la petite cité belge et saint Amand, patron de la paroisse, qui seront offerts aux bienfaisants collaborateurs de ce dur premier moment à l’étranger. À noter à ce propos que notre regrettée collègue Mme Gressier m’a remis, lors de sa dernière visite à notre assemblée, un semblable petit tableau représentant l’enfant Jésus tenu à bras par un autre Saint (manifestement saint Joseph), avec au verso une étiquette générique (la rubrique du nom et du prénom est complétée ensuite d’une encre différente) indiquant : ” Dernier souvenir offert à Mlle… par les Sœurs de St Joseph le 27 juillet 1903 avant leur départ pour l’exil “.

Un Frère architecte conduit les travaux d’appropriation, lancés au plus vite le 25/11, avec un frère à demeure en plus de cet homme de l’art : la maison est surélevée d’un étage, un bâtiment principal sort de terre, en mitoyenneté ; à un autre angle mitoyen, un rez-de-chaussée accueille le réfectoire tandis que l’autre extrémité est dévolue à la chapelle, avec charpente apparente, baies romanes, une minuscule sacristie et l’autel de saint Jean-Baptiste de la Salle, transporté de Reims. Vers mi-décembre une rumeur indique que le Pensionnat va être fermé et que la rentrée de janvier n‘aura pas lieu. Le Directeur vient sur place et trouve l’accueil le plus chaleureux ; le Cercle (NDA salle de réunion et local des militants catholiques locaux) et quelques meubles sont mis à sa disposition le cas échéant, le mobilier étant stocké chez des familles amies. En outre, la verrerie locale a apporté son concours dès le début de cette opération d’envergure. En fait, l’affrontement parisien se prolonge et les choses s’affinent pour trouver le consensus le plus large dans le camp républicain et éviter des recours dilatoires. C’est en outre le moment où le Vatican est neutralisé par la mort de Léon XIII et les préparatifs pour l’élection du nouveau successeur de saint Pierre. Finalement, la loi sera votée le 7/7 et notification sera faite le 13 au Directeur que le Pensionnat et l’externat seront fermés au 1er octobre. Le 21/7, (coïncidence, c’est le jour de la fête nationale belge ! ), à la fin de la distribution des prix à Reims, la rentrée est annoncée pour le 3/10 à Momignies.

Le chantier est mené rondement ; déjà, à Pâques 1904, l’établissement en gestation avait accueilli ses premiers « usagers », les élèves des deux classes du Petit Pensionnat de La Capelle qui est fermé et vendu. Ces benjamins formeront les petites classes (9°, 8°, 7°) regroupées du futur ensemble. Peu après, le Journal de Fourmies (30/04, p.3) publie un article relatant que « 150 élèves du Pensionnat des Frères des Écoles Chrétiennes de Reims sont venus samedi dernier accompagnés de leurs maîtres visiter l’établissement que la congrégation fait actuellement aménager à Momignies pour servir de pensionnat au 1er octobre prochain, la suppression de l’Enseignement congréganiste étant considérée comme votée. » Et de poursuivre : « Les 150 étudiants (NDA ; entendre élèves), après avoir été prier et chanter à l’église de Momignies, ont déjeuné dans la salle destinée à devenir sous peu réfectoire. De Momignies, ils se sont rendus à St-Michel où ils ont repris le train pour Reims. » Le même journal comporte un entrefilet sur le million des Chartreux : « impossible que la commission (parlementaire, NDA) fasse la lumière, les Chartreux refusant de divulguer les noms qu’ils connaissent ».

« À notre contentement, nous abordions un coquet village de 500 habitants (NB aujourd’hui 2300h intra-muros), sympathique et déjà hospitalier aux petits Français qui cherchaient gîte. L’impression générale avouée s’avérait excellente. » note Arthème-Léonce, tandis que l’historique de la Maison précise : « en s‘éloignant de Reims, la direction emportait le souvenir d’excellentes relations longtemps entretenues avec d’honorables familles ; elle fut heureuse de rencontrer d’autres sympathies dès le début de démarches pour le transfert du pensionnat : plusieurs familles s’offrirent très gracieusement pour toute espèce de renseignements et de bons services. » Tout l’été 1904 passa ainsi dans les travaux et l’ameublement. Le lundi 26/9, le Directeur vient faire l’état des lieux et des services. Il avise alors les familles que la rentrée est reportée au 10/10 et dit sa grande satisfaction du travail presté ; l’effectif de départ ne sera toutefois que de 80 élèves. Et il précise : « On se mit à l’œuvre avec la conviction que les bonnes familles (NDA nous laissons à méditer la portée de cette expression ! ) de la région (i.e. de Reims, NDA) ne manqueraient pas de procurer à leurs enfants l’éducation de leur choix. »

Prévu à l’origine pour 200 élèves, Reims-Momignies en comptera 450 à son maximum (1939) ; en fin d’année scolaire 1904, l’effectif aura doublé, à 140, qui deviendront 202 à la rentrée 1905, 220 en 1907, 390 en 1913, année où une nouvelle extension sera décidée, sur un terrain donné par M. Fauconnier, directeur de la verrerie. Mais cette extension n’aura pas le temps de justifier son utilité immédiate car l’Histoire va à nouveau frapper à la porte, avant même que s’amorce la rentrée des classes, alors fixée début octobre.

Au recrutement d’origine, qui essaye de rester fidèle malgré l’éloignement, va s’agréger au fil des années, et avec la césure de la Grande Guerre, qui coupe les liaisons avec Reims, un effectif croissant d’élèves du cru (Thiérache, Cambrésis, nord des Ardennes, pays de Mormal), notamment ameuté par le clergé local. Il faut ici remarquer qu’existe bien, à Fourmies, un établissement catholique récent, l’Institution St-Pierre, créée en 1894 mais qui, à l’époque, semble bloquée par des litiges entre Supérieur et Président, selon les souvenirs d’un interlocuteur trélonais dont le père et le grand-père avaient été orientés vers Momignies plutôt que Fourmies. Peut-être aussi l’option internat obligatoire avec sortie toutes les six semaines (sauf punition ! ) et la rigueur de la discipline et du travail ont-ils été déterminants dans ce choix. Les effectifs de l’Amicale des anciens et leur indication géographique, confirment cette ouverture à d’autres viviers d’élèves. Et on constate, ce qui est vrai sur l’ensemble du territoire national mais généralement oublié, que l’école publique est très largement absente du secondaire, qui restera pendant de trop nombreuses décennies le grand oublié de la République. Il faudra attendre Jean Zay pour tenter une première ouverture que même le Front Populaire ne réussira pas à concrétiser et qui ne deviendra réalité qu’après-guerre, avec le lancement des CEG au début des années 1960 !

Désormais bien « dans ses murs », le Pensionnat accueille à Momignies en août 1905 une retraite de 97 frères ! Dès mars 1905, une aumônerie s’organise selon les vœux de l’évêque de Tournai, venu en tournée d’inspection dans ce qui est son relativement récent ressort, après les redécoupages des limites épiscopales. De nouveaux bâtiments de classe sont prêts pour la rentrée 1906, dans le fond de la cour. Le bâtiment présente ainsi la structure que beaucoup lui ont ensuite connue, avec en façade principale une harmonieuse combinaison des matériaux, les classes au rez-de-chaussée et au 1er étage des deux côtés un couloir d’accès sur toute la longueur, quatre dortoirs aux étages supérieurs et jusque sous les toits. Le frère architecte n’a pas mesuré ses efforts, et un collègue extérieur, M. Quinet, est venu en renfort.

Le chantier n’est en pratique pas achevé : il faut une chapelle plus grande pour les cérémonies, ouvertes à des personnalités et aux familles, dont certaines n’hésitent pas à faire le déplacement de la journée : un solide repas festif couronne la célébration du moment, avec des mets raffinés pour meubler les estomacs après les mots destinés à nourrir les esprits ! Une nouvelle construction s’impose donc, au sud-ouest, donnant sur la rue, avec au rez-de-chaussée une école en faveur des enfants pauvres de la localité, « œuvre essentiellement évangélique qui permet au pensionnat de dispenser aux enfants de la classe ouvrière le bénéfice de l’éducation chrétienne à l’aide de subsides fournis par la classe aisée. » La scolarité dès lors peut s’engager selon les normes habituelles, mais c’est sans compter sur un coup du sort : le 18/8/1909 le bâtiment construit en 1906 est ravagé par un incendie [On notera pour l’anecdote qu’un nouvel incendie ravagera les toitures dans les années 1960.], sans doute le fait d’un déficient mental employé par l’établissement et peu après victime d’un accident mortel du travail. Il n’y a pas de moyens efficaces de lutte contre l’incendie et on se borne à sauver le mobilier, celui du musée en particulier. En moins de 2h il ne reste que les murs et le rez-de-chaussée, préservé par le sol bétonné du 1er étage. Le directeur de la verrerie envoie ses ouvriers prêter main-forte en leur payant leur journée. Sans tarder le Directeur active les compagnies d’assurance et les experts, puis un entrepreneur sont sommés de faire diligence : dès le 20/10, le bâtiment est à nouveau en état de recevoir les élèves. Une nouvelle extension est décidée en 1913, année où on enregistre 390 internes ; un terrain donné par M. Fauconnier, directeur de la verrerie, abritera cette nouvelle extension qui aura à peine le temps de justifier son utilité car l’Histoire va à nouveau frapper à la porte au cœur de l’été.

Mais d’ores et déjà, cette première décennie de fonctionnement permet quelques observations qui situent bien l’établissement et sa pratique de l’enseignement, ainsi que son lien à l’Église. L’installation à Momignies ne change en rien ses rites, fidèles reflets des préceptes de la congrégation : la brochure de présentation, tout à fait éloquente, stipule que : « Les Frères des Écoles Chrétiennes, en transférant le Pensionnat de Reims à Momignies, ont voulu offrir aux familles un Établissement où leurs enfants trouvent les bienfaits d’une éducation chrétienne, d’une instruction solide et pratique, avec les conditions d’hygiène les plus propres à satisfaire leur sollicitude. Établissement est situé en pleine campagne, tout près de la gare de Momignies, à quelques kilomètres d’Hirson, Anor et Fourmies. On y accède facilement par les lignes de Laon-Hirson, Busigny-Hirson, Aulnoye-Hirson, Charleville-Hirson, Givet-Mariembourg et Chimay. Sept années d’études, une section agricole préparant aux différentes carrières industrielles, commerciales et agricoles. La Directions est ferme et douce à la fois. Pour maintenir les Élèves dans le devoir, il n’est employé d’autres moyens que ceux de la religion, de la raison et du sentiment de l’honneur. »

L’année scolaire est divisée en tranches de six semaines pendant lesquelles l’élève est obligatoirement interne, d’où un trousseau adapté, minutieusement défini dans les documents d’accueil ; un service de blanchisserie est proposé, aux frais des familles. Les élèves portent l’uniforme, que des photographies représentent très proche d’une tenue militaire. Des billets d’honneur ou de distinction ponctuent le parcours des plus méritants et un diplôme d’honneur est délivré aux meilleurs. La description de ces signes de distinction est éloquente : le bulletin d’honneur est délivré chaque mois en témoignage de bonne conduite et d’application au travail. Il reproduit en encadrement la mention « Pensionnat des Frères des Écoles Chrétiennes » avec, sur un bandeau déployé dans le bas, la mention « l’homme instruit est de tous les pays comme de tous les siècles ». En bas, un agrégat rassemble tous les symboles des divers métiers et carrières ouverts aux plus valeureux : pelle, harpe, canon, roue, épis. Et en frontispice deux anges portent dans un cadre les exhortations suivantes : à gauche, « À la religion soyez toujours fidèles » et à droite « la fortune s’envole, la science reste ». Au centre trône l’écusson symbolique, avec la mention Fides en dessous. Ces billets d’honneur ou de distinction accompagnent chaque mois la proclamation du palmarès ; en fin de chaque semaine, le Frère Directeur passe de classe en classe avec la boîte à billets de couleur verte, rose ou blanche, proportionnés aux mérites et à la conduite de chacun. Un billet noir est également à portée de sa main, pour les cas extrêmes qu’on souhaite ne jamais voir se produire. Chaque trimestre, un diplôme d’honneur est délivré aux meilleurs éléments. Et une mention en latin, Pro Deo et Patria, figure en bonne position sur les en-têtes de ces documents liés à la scolarité.

La tenue consiste en un uniforme d’apparence militaire, avec casquette en forme de képi et pantalon long (sauf dans les petites classes) ; des souliers cirés complètent la tenue, qui donne fière allure à cette « troupe en gestation ». Fière allure également pour l’harmonie et son drapeau : une photo reproduite dans la brochure d’accueil montre quelque 50 exécutants, clarinettes, cuivres et tambours autour du drapeau. Le choix des instruments est laissé aux familles, et une caution est demandée pour l’instrument. Cet ensemble, qui se déplace pour des fêtes paroissiales, bénéficie du concours de professeurs extérieurs, en particulier Mme Desfossez d’Ohain. Quant aux programmes, l’établissement, totalement orienté vers le système français, suit étroitement les stipulations officielles, l’objectif final étant l’obtention du baccalauréat pour un maximum d’élèves. L’enseignement et la pratique de la religion viennent compléter les enseignements dispensés au commun des lycéens « de l’intérieur », tandis que les grandes cérémonies religieuses, ou celles liées à la vie des élèves (communions en particulier, célébrées en grande pompe), drainent familles et amis vers Momignies. Une pratique pas différente de celle qui a longtemps eu cours dans les établissements catholiques avant leur départ ou après leur retour.

Début août 1914 l’heure n’est plus à régler les problèmes de locaux, de discipline ou de fonctionnement quotidien ; l’actualité vient en effet bouleverser les règles du fonctionnement et le fragile modus vivendi avec les autorités françaises. En effet, la guerre éclate et la Belgique, théoriquement neutre, est pourtant très durement menacée. Guillaume II ne se gêne pas pour passer outre à cette neutralité et met le siège devant les forts de Liège, puis de Dinant et de Charleroi. Répondant à l’appel à l’Union Sacrée solennellement lancé à la tribune de la Chambre par le Président Poincaré, onze Frères prennent l’uniforme ; quatre ne reviendront pas : Frère Ernest, qui sera tué à Montmédy, Frère Astion-Camille en Alsace, Frère Paul Charles et Frère Bonal-Vincent, mort d’épuisement le 2/1/1916 au Perray-en-Yvelines, dans l’ambulance où il prodiguait les soins aux blessés. Un livre d’or des professeurs et acines élèves du Pensionnat des Frères de Reims-Momignies sera édité en 1930 pour recenser les morts et les survivants. Il y sera fait mention d’un autre Frère en lien avec Momignies, Frère Jean, sans que nous ayons pu trouver d’autres précisions à son sujet. Mais un décompte rapide des anciens élèves liés à l’Établissement établit bien un décompte de quelque 200 victimes parmi les anciens élèves. Cet engagement immédiat au service de la mère-patrie retrouvée s’accompagne localement de la mobilisation dans les troupes françaises des jeunes hommes nés de couples franco-belges et qui, suite à un accord entre la France malthusienne, affolée par la démographie galopante de l’Allemagne, et la Belgique, doivent s’acquitter de leurs obligations militaires dans les troupes de la République. Cela vaudra au monument aux morts de la commune de Momignies, comme sans doute à bien d’autres communes frontalières, de compter autant de soldats français que belges victimes de leur devoir.

Les événements vont se précipiter après le 14 août et jusqu’au 24, avec le passage de troupes françaises en repli, qui font halte au Pensionnat. Dans leurs rangs, on retrouve souvent d’anciens élèves. Français et Allemands se suivent étroitement et le canon tonne tout autour de l’établissement, vide de tout élève puisque le conflit a éclaté avant la rentrée de mi-septembre et qui ne sera pas touché par les échanges d’artillerie. Le Pensionnat n’en devra pas moins accueillir des hordes de réfugiés, dont les Frères de Charleroi. Les premiers Uhlans occupent les lieux le 26 août et y resteront pendant toute la guerre. On réussira à faire rapatrier un Frère prisonnier pour avoir refusé de serrer la main d’un soldat ennemi et à qui ce fait de résistance vaut d’être expédié en Allemagne, ramené à Holzminden, puis au Pensionnat. Cette mesure de clémence fut obtenue du premier commandant des lieux, jusque décembre 1915, un catholique éprouvé, avec qui le dialogue sera possible. Mais les suivants seront tous des protestants et se montreront bien moins conciliants. Les Frères restent à l’infirmerie et à l’École, et on continue le déménagement pour ne rien laisser aux intrus : même le charbon et les vestiaires seront évacués avec la complicité des gens du pays. Pour le reste on se dispute l’utilisation des locaux, avec un point fort autour de la chapelle dont les Frères garderont l’exclusivité, le culte protestant se déroulant dans la cour ou la salle de réunion ! En octobre 1917, ordre est donné au Directeur et aux 17 Frères de déguerpir purement et simplement, sous peine d’être transférés pour des travaux forcés en Allemagne. On arrache même les légumes avant de partir pour la Trappe de Chimay : 18 charrettes sont frétées, avec contrôle au départ et à l’arrivée. Le reste du matériel reste stocké chez des particuliers ou dans les magasins de la verrerie, fidèle soutien de la congrégation comme on l’a vu. L’établissement tout entier devient ainsi un vaste lazaret et la faim sévit durement : on manque de tout sur place et la situation à la Trappe sera un peu moins dramatique. Finalement le 10/11 à 7h 30 les Poilus libèrent les lieux.

Le Pensionnat a hâte de renouer avec sa vocation première : Reims n’est plus séparé par un front militaire aussi hermétique que meurtrier et les communications reprennent progressivement. Mais le retour à la normale sera douloureux : un monument aux morts érigé dans la cour de l’Établissement, et transféré à Reims dans les années 1960, fait état de quelque 200 morts parmi les anciens élèves, sans compter les professeurs et les Frères déjà mentionnés. Du coup, le rythme et le rite des années scolaires en resteront marqués. Outre les grandes célébrations religieuses souvent rehaussées par la participation d’une autorité diocésaine de renom, telle la fête de l’Immaculée Conception de la Très Sainte Vierge le jeudi 8 décembre 1938 sous la présidence de M. le Curé-Doyen d’Aubenton, de très régulières cérémonies patriotiques avec le concours des personnalités politiques des deux communes, Momignies et Ohain, et des autorités militaires françaises et belges, magnifient le sacrifice des anciens élèves et de leurs maîtres. Le retour des effectifs à la jauge d’avant-guerre se fera très rapidement, et atteindra de nouveaux records pour culminer à 450 en octobre 1937. Mais bien évidemment, la ventilation entre élèves rémois, fils ou petits-fils d’anciens du Pensionnat de Reims, et jeunes du cru s’en trouvera profondément altérée, les familles champenoises ayant dû trouver pour leurs enfants d’autres lieux de scolarisation aussi longtemps (52 mois ! ) que les tranchées rendaient impossible tout retour dans la botte du Hainaut. Solidement installé en terre belge, l’établissent restera profondément français, d’abord dans la totalité de ses effectifs d’élèves comme de professeurs et personnel d’encadrement. S’il participe aux célébrations de la paroisse belge, il est également présent dans celle d’Ohain, toute proche ; sa chorale y intervient souvent, tout comme sa musique, et l’abbé Bureau, alors en poste de la paroisse d’Ohain, sera un prosélyte zélé de l’établissement, dont plusieurs élèves de familles aisées figureront dans ses effectifs. Les références à la voie ferrée, alors principal moyen de locomotion sur des distances assez importantes, ne parlent d’ailleurs que du réseau français, auquel s’adaptent les horaires des jours de départ. La presse locale, notamment Le Courrier de Fourmies, publie régulièrement le palmarès mais aussi les faits et gestes du pensionnat. Le Journal de Fourmies est plus discret, de par son orientation plus laïque. Une bonne part des commandes sont passées en France, et l’adresse postale conseillée est à Ohain, à la Poste, pour plus de facilité et de rapidité, ce qui évite la question de la douane. Le Pensionnat est également à l’écoute du pays pour la taxe d’apprentissage, dont il sollicite le versement auprès des industriels et commerçants. Une page leur est consacrée dans les publications avec indication des barèmes que chaque chef d’entreprise garde la liberté d’affecter. Pour illustrer cet appel deux images résument, sous la rubrique Ceci ou Cela, les options ; d’un côté un tonneau qui s’apparente à celui des Danaïdes et sur lequel figure la mention Budget, auquel verse un personnage aux traits résignés, dans l’autre hypothèse, un homme jeune, dynamique et souriant apporte son obole directement à un Frère.

Parmi les temps forts de la vie “extérieure” du Pensionnat, notons chaque année la distribution des prix avec une personnalité française de haut niveau, généralement un militaire ou un haut responsable clairement engagé dans le camp catholique. En mars 1927 l’Amicale des Anciens Élèves de Reims-Momignies célèbre les 40 ans de sa fondation, avec une première journée à Reims suivie de deux jours à Momignies autour du monument aux morts et de diverses célébrations rehaussées de la participation de huit évêques, ainsi que des parlementaires et d’officiers supérieurs français et belges. Certes, les escarmouches reprennent de temps à autre, et la vigilance demeure, mais l’esprit unitaire a laissé des traces, et on en peut que s’en réjouir. Pour la fête de 1937, l’invité d’honneur est un certain Xavier Vallat, député de l’Ardèche, qui connaîtra ensuite un destin infiniment moins heureux comme zélé secrétaire aux questions juives sous Vichy après être entré dans les annales parlementaires pour une tristement célèbre invective antisémite à l’encontre de Léon Blum le jour de son investiture comme chef du gouvernement de Front Populaire en 1936. De telles présences sont manifestement orchestrées de Paris avec la Fédération Nationale Catholique du général de Castelnau, si fortement mobilisée contre E. Herriot et sa politique cherchant dans les années 1920-30 à étendre la législation laïque à l’Alsace-Moselle, toujours sous le régime concordataire de 1802.

Mais la routine relative va à nouveau connaître une perturbation profonde avec les événements extérieurs : en août 1939, devant l’insécurité croissante, on cherche des zones de repli dans l’intérieur français : face à l’urgence et aux menaces extérieures, un consensus de bon aloi s’impose de facto et le 4/10, il est décidé que les 1ere, Math et Philo se transféreront à Château-Thierry le 3/11, et les 2e, 3e, 4e, 5e à Clermont-Ferrand, de sorte que le 15/11/1939 une rentrée squelettique se fait tout de même à Momignies, avec seulement 32 élèves en 7 niveaux qui se compteront 73 le 10/1/40 et 84 à la reprise du 3e trimestre. Le 10/5, la Belgique est à nouveau envahie et l’ordre de dispersion est donné, seuls trois frères restant sur place. Ironie de l’Histoire, c’est cette fois la Trappe de Chimay qui vient se réfugier avec son bétail et sa brasserie ; elle occupe les ateliers pour poursuivre ses activités en mars 1941, chassée alors par la proximité de l’abri du Führer à Brûly-de-Pesche. Devenu Home Prince Albert, le Pensionnat accueille des enfants des milieux défavorisées (100 en hiver, 350 la bonne saison) qui y trouvent repos et surtout, nourriture substantielle, outre le bon air de la campagne. Il hébergera également, nous confie Paul Lapôtre, des enfants juifs Liliane Tetelbaum et Marcel Lydmann, qui y auront la vie sauve. Ainsi va s’achever l’épopée des bâtiments de Momignies : une timide tentative de réouverture sera lancée en 1946 mais l’office des changes français n’autorise plus le transfert des frais de scolarité, conduisant à une fermeture définitive en septembre 1947. Seuls quatre Frères restent sur place pour entretenir les locaux qui, périodiquement, accueilleront des colonies et centres aérés, par groupes de 320, mais uniquement belges, pour 10 jours. Une page est tournée, d’autant que le Général de Gaulle, dans un souci de concorde et de réconciliation, et se souvenant sans doute aussi qu’il a lui-même été élève des Jésuites et à ce titre contraint de passer une année scolaire en refuge au château du prince de Ligne à Antoing, a décidé de prolonger les décisions de Vichy qui avait aboli les lois de 1904. Reims-Momignies perd ainsi sa raison d’être géographique.

On permettra à l’habitant d’Ohain de revenir, en fin de cette évocation, sur l’invective qu’il entendait dans la bouche des gens de son village à propos de l’influence des Frères en termes d’arithmétique électorale. L’anecdote est clochemerlesque, mais elle témoigne du militantisme, discret mais toujours bien vif, des Frères et de leur personnel : citoyens français, ils gardent bien évidemment leur droit de vote et vont l’utiliser sans tarder, et de manière habile. Une loi de 1884 a en effet stipulé que les Français fixés à l’étranger pouvaient se faire inscrire et voter dans une commune où ils payent des impôts ou ont des attaches. Selon une procédure qui se répétera en bien des endroits, sans doute concoctée par les états-majors politiques nationaux et le Haut Clergé, les Frères vont se voir donner à chacun une parcelle de terrain (21 parcelles au lieudit Le Village en 1905 et 13 en 1908 à Morenrieux). Devenus ainsi contribuables, pour 6 ou 7 centimes par an chacun, ils peuvent s’inscrire sur la liste électorale et voter, au grand dam des radicaux qui guignaient ardemment la mairie du village. Celle-ci ne leur échappait qu’avec une marge très réduite : on vote alors tous les quatre ans, pour huit sièges, et l’écart entre les deux camps est, en 1908, de 22 voix, sur quelque 400 votants. De la sorte, et avec le panachage important traditionnel dans les communes rurales, chaque camp peut espérer placer quelques élus au moins et emporter la majorité. Signe de l’ardeur de ces affrontements, plusieurs élections font l’objet de recours devant le Conseil d’État qui invalidera certains scrutins, contraignant à des élections partielles tout aussi contestées. Mais ces voix nouvelles et dûment orientées bouleversent complétement le rapport de force. Léon Pasqual ; le député “blocard” d’Avesnes, réagit en hâte et demande que ce genre d’électeurs vote à son lieu de naissance : un des Frères est né à Marseille ! Sa proposition est rejetée. Il demandera ensuite, également sans succès, qu’on vote le jour de Pâques pour le conseil d’arrondissement, espérant que la liturgie des offices tiendra les religieux loin des urnes. Parallèlement, les “blocards” locaux mènent une large opération de recrutement et font s’inscrire à Ohain 56 Français n’ayant aucun lien avec la commune et dont les noms seront rejetés par la Préfecture. Cette situation perdurera bien après la fermeture du Pensionnat de Reims-Momignies, mais cette fois avec les Trappistes, puis les Sœurs après 1944, jusque dans les années 1970, lorsque ces congrégations devenues anémiques se regrouperont autour de leur maison-mère et délaisseront les urnes du bocage !

Les lieux seront rachetés en 1960 par la Prévoyance Sociale pour accueillir une école d’enfants présentant un handicap mental léger ; en 1980 ils seront ouverts aux filles et par la suite repris, avec la même fonction, par la Région Wallonne qui fera construire à l’arrière de l’ancien établissement français un ensemble mieux adapté aux exigences contemporaines. Les anciens bâtiments des Frères seront finalement rasés dans l’été 2023.

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